CODIRECTRICE DU LABORATOIRE PRISM INSERM U1192, PROFESSEUR ET MEMBRE SENIOR DE L’INSTITUT UNIVERSITAIRE DE FRANCE (CHAIRE D’INNOVATION), MEMBRE COFONDATEUR ET CSO, CELEOS

« Le fait d’avoir une entreprise derrière soi change notre approche des projets de recherche. Cela implique aussi de naviguer dans des réalités dont on n’a pas toujours conscience en tant que scientifique, notamment le décalage possible entre l’innovation et la capacité du marché à l’adopter. »
Vous êtes à l’origine de plusieurs avancées en spectrométrie de masse1 et protéomique2. Qu’est-ce qui vous a conduit à franchir le pas de la recherche fondamentale vers l’entrepreneuriat ?
Je suis chimiste de formation et j’ai fait un doctorat spécialisé en chimie analytique, particulièrement dans le domaine de la spectrométrie de masse. Après ma thèse, j’ai effectué deux stages postdoctoraux, dont un en Allemagne, avant de revenir à Lille pour développer la spectrométrie de masse au sein dulaboratoire PRISM.
J’ai entamé mon parcours en doctorat, puis en post doctorat, dans la recherche fondamentale en spectrométrie de masse, domaine qui m’a permis d’être en contact très tôt avec le monde industriel de par les multiples applications de cette technologie. Ainsi dès le début de ma carrière, j’ai collaboré avec des entreprises qui avaient besoin d’analyses poussées et n’avaient pas les moyens d’investir dans les équipements de dernière génération. Cela m’a donné un avant-goût de l’entrepreneuriat.
J’ai ensuite développé l’imagerie par spectrométrie de masse MALDI au sein du laboratoire en tant qu’enseignant-chercheur. Comme nous étions pionnier en France dans le développement de cette technologie, notre laboratoire recevait de nombreuses demandes d’analyses externes qui impactaient nos projets internes.
Ainsi en 2006-2007, avec le Professeur Michel Salzet, nous avons alors envisagé la création d’une start-up, Imabiotech (devenue ALIRI Bioanalysis) pour valoriser cette activité de prestation tout en permettant au laboratoire de se recentrer sur des projets de développements. Dans le cadre de la création d’Imabiotech, nous avons alors fait le choix de confier la gestion opérationnelle à nos anciens doctorants, notamment Jonathan Stauber (qui en deviendra plus tard le CEO), car nous souhaitions rester impliqués dans nos fonctions académiques.
A l’époque, le cadre législatif était moins structuré qu’aujourd’hui et nous avons dû renoncer assez rapidement à notre participation au sein de l’entreprise. Nous avons ainsi revendu nos parts sans gain financier, et bien que cela ait été difficile à accepter au départ, notre motivation allait bien au-delà, nous avions pu valoriser notre travail et créer des opportunités d’emploi pour les jeunes chercheurs du bassin lillois.
Quelques années plus tard, nous avons cette fois-ci cofondé la start-up CELEOS, qui exploite une innovation développée grâce à 10 ans de recherche au sein du laboratoire PRISM Inserm U1192. Cette technologie, combinant spectrométrie de masse adaptée à l’in-vivo et intelligence artificielle, a pour vocation de guider les chirurgiens oncologues pendant leurs interventions. Nous avons de nouveau choisi de confier le poste de CEO à l’un de nos jeunes doctorants, Philippe Saudemont. Si l’occasion se présentait, nous n’hésiterions pas à créer d’autres start-ups !
[1] La protéomique est la science qui étudie l’ensemble des protéines produites ou modifiées par un organisme, une cellule ou un tissu à un moment donné, dans des conditions spécifiques.
[2] La protéomique est la science qui étudie l’ensemble des protéines produites
ou modifiées par un organisme, une cellule ou un tissu à un moment donné,
dans des conditions spécifiques.
Comment la création d’entreprise a-t-elle changé votre approche de la recherche et quels défis cela a-t-il posé ?
Le fait d’avoir une entreprise derrière soi change notre approche des projets de recherche. On se concentre davantage sur l’application concrète et le transfert de technologie, en réfléchissant à la manière dont le projet pourra fonctionner dans l’environnement réel, dans notre cas être intégré dans un contexte clinique, plutôt que de rester exclusivement dans la recherche fondamentale. Cette perspective nous amène à ajuster nos travaux pour qu’ils puissent un jour bénéficier directement aux patients.
Mais il est crucial de dissocier les activités du laboratoire et celles de la start-up, tout en gardant des objectifs communs. Ainsi nous avons mis en place une convention entre CELEOS et l’Université de Lille qui nous permet de travailler main dans la main. Grâce au concours scientifique je peux accorder une part de mon temps de recherche à la jeune start-up en tant que CSO (Chief Scientific Officer) pour apporter mon expertise scientifique, tout en poursuivant les développements au sein du laboratoire.
Cela implique aussi de naviguer dans des réalités dont on n’a pas toujours conscience en tant que scientifique, notamment le décalage possible entre l’innovation et la capacité du marché à l’adopter. Par exemple, j’ai travaillé sur un brevet en 2005 portant sur l’Imagerie ciblée de type MALDI-IHC qui, bien que très innovant, n’était pas en phase avec le marché au moment de son dépôt. Il est par contre maintenant en cohérence avec les attentes du marché et nous avons pu reprendre ce projet au travers du dépôt de deux nouveaux brevets. Ceci démontre qu’il ne suffit pas d’avoir une bonne idée ou une technologie de pointe pour réussir sa valorisation.
Travailler avec de grandes entreprises a également été formateur. Dans de nombreux cas il est clair que si un brevet n’est pas co-développé avec elles dès le départ, cela peut compliquer les choses, aboutissant parfois à l’enterrement d’un projet pourtant transformant. En fin de compte, le scientifique fondamental, est un peu dans sa bulle académique. Il doit apprendre à naviguer dans un environnement où les règles du jeu sont celles du business, parfois un monde de requins !
Quelles leçons tirez-vous de votre parcours entrepreneurial ?
Je suis très fière des réalisations d’Imabiotech (ALIRI) et maintenant de CELEOS. Mon ambition pour CELEOS est d’avoir un premier prototype opérationnel dans un grand institut de lutte contre le cancer. Nous travaillons également sur des projets innovants, comme la miniaturisation de nos technologies pour des applications en coelioscopie, en collaboration avec les collègues de l’INRIA.
Mais l’un des plus grands défis est de trouver les financements nécessaires pour transformer nos idées en réalités cliniques. La France reste prudente en matière de prise de risques financiers. Après avoir levé un premier million, les entreprises peuvent se retrouver dans une «seconde vallée de la mort», où les investisseurs demandent toujours plus de preuves de viabilité, estimant que les preuves de concept (POC) ne sont pas suffisantes.
Cette frilosité est en partie culturelle, les investisseurs préférant souvent financer des projets déjà éprouvés plutôt que de prendre des risques sur des innovations certes très prometteuses mais encore incertaines. La transformation vers le « High Risk, High Gain » reste encore très certainement à faire. Par conséquent, nous nous tournons parfois vers des appels à projets européens, en constituant des consortiums, même si cela peut complexifier le partage des droits de propriété intellectuelle.
Mais je reste optimiste et déterminée à faire avancer nos projets, car je crois profondément en leur impact sociétal pour améliorer les soins aux patients.